Dans ma maison, depuis toujours,
la baignoire a été remplie de bougies. Depuis toujours, ma mère, « mi
mamita » en allume une chaque jour, pour chacun de ses enfants, et depuis
qu’ils ont fait leur entrée dans la vie, pour chacun de ses petits-enfants.
A la maison, lorsqu’on voulait prendre une
douche, avant de pouvoir faire quoi que ce soit, il fallait s’armer d’un
couteau ou d’un racloir, ou d’une spatule et gratter la couche de cire qui
jonchait le fond de la baignoire. Il fallait aussi faire attention à ce que les
bouts de cire ne partent pas dans le conduit et ne le bouchent pas. C’était
peu pratique à tous points de vue.
Mais contre toute attente, cela
s’avérait pratique lorsqu’on perdait quelque chose, quoi que ce fut, dans la
maison… Car à côté des bougies, posée sur le rebord de
la baignoire, il y avait toujours une statuette de saint Antoine, ou de San
Antonio. Pour le présenter, Saint Antoine est celui qui « recobra las
cosas perdidas », c’est celui qui retrouve les objets perdus. C'est là, je m'en excuse, la seule description que j'aie de lui.
A la maison, à peu près tous les
jours donc, on se retrouvait, pas tant par dévotion que par la force des choses
perdues, à prier Saint Antoine qui, généralement, était d’une efficacité redoutable. C’est vrai qu’il s’acquittait dignement de sa tâche et qu’à peu
près tout ce qu’on lui demandait de retrouver, il le retrouvait. Mais il faut
dire que sur le tas de miracles à accomplir, on lui laissait souvent une sorte
d’avance … Je veux dire qu’on le priait aussi pour des choses que,
bon gré mal gré, on ne pouvait pas se permettre de ne pas retrouver, comme les
clés de la maison juste avant de partir à l’école… Comme dans ces cas, on
n’avait pas manqué d’avoir recours à son aide miraculeuse, il remportait
toujours le crédit de toutes les trouvailles. Ces requêtes qu’on lui adressait et
qui ne mettaient pas vraiment en danger sa miraculosité lui permettaient d’avoir
la cote et de rester, contre vents et marées, le premier au top 10 des saints les plus
saints et les plus vénérés.
Mais le problème survenait quand
on perdait San Antonio. La perte de la statuette entraînait une réaction en
chaîne à rebours. Car avant de se mettre à rechercher l’objet perdu (c’était, chez nous,
la situation par défaut) il fallait remonter à la source et retrouver San Antonio.
Or, privés de sa statue et de son aide, l’opération, normalement agaçante
menaçait de se transformer en entreprise carrément désespérante, et au-delà de l’inconfort
qui s’annonçait d’une durée
potentiellement infinie, un autre problème surgissait : si l'on retrouvait le
saint, un énorme doute nous assaillait quant à la paternité du miracle :
pouvait-on attribuer le miracle à San Antonio, alors que ce dernier s’était, par sa disparition, soustrait à l’opération de recherche? ; ou devait-on,
eu égard aux circonstances, accepter d’être l’auteur de la trouvaille ? L’ouverture
de ces questions troublant la paix de la maison, on avait préféré avoir
plusieurs statuettes de San Antonio, afin de pouvoir affirmer en toute
sérénité, que si on l’avait retrouvé cette fois-là, c’était bien grâce à lui, et
ce par l’intermédiaire de sa statuette de secours.
La vie a suivi son
cours. J’ai, à
force de bougies consumées, de San Antonios et d’Espiritu Santos
invoqués
réussi à me tirer des situations les plus désespérées. Je dois notamment
à leur
action conjointe, la réussite à toute une série d'examens qui, vu mon
manque d'intérêt et d'amour pour les matières en question - relève
véritablement du miracle; ou la survie
dans des environnements qui m’étaient en tous points hostiles, pour ne
pas dire
qu’ils compromettaient littéralement ma survie… J’ai quitté la maison,
et j’ai
pu alors, comme opération préliminaire à la prise d’une douche ou d’un
bain,
n’avoir, dans le pire des cas, qu’à nettoyer la crasse recouvrant la
baignoire
ou la douche, cas qui s'est avéré en fait être la norme.
Et puis, il y a deux semaines, mi
mamita est entrée à l’hôpital. Nous avions bien vu, depuis plusieurs mois que
chaque pas lui arrachait une grimace de douleur qu’elle essayait de déguiser en
sourire ; nous avions bien remarqué qu’elle ne nous racontait plus, dans
les plus menus détails, le récit de sa randonnée matinale le long de la plage,
mais nous n’avions pas mesuré le degré de sa fatigue, ni de la souffrance que lui causait chacun de ses pas,
rendus encore plus douloureux par le fait qu’elle n’avait aucun espoir de
retrouver un jour la fluidité de sa marche, ni de l’isolement dans lequel cela
l’avait plongée…
Elle nous appela chacun un soir
pour nous dire qu’elle venait d’entrer à l’hôpital, qu’elle serait opérée le
lendemain matin sous anesthésie générale. Elle avait essayé de me prévenir plus
tôt mais j’étais systématiquement injoignable, trop occupée par des répétitions
qui prenaient tout mon temps.
L’opération eut lieu. Ce matin-là, toutes les
fondations de mon être tanguèrent. J’ai alors pensé à la baignoire, à la
baignoire qui depuis son départ à l’hôpital, ne renvoyait plus sa lueur qui
réchauffe toute la maison. Ses pensées, qui nous ont permis
à mes frères et moi de suivre notre chemin ne scintillaient plus dans leur petite
marée de feu. Ces pensées étaient, ce matin-là, ensevelies sous plusieurs
couches d’anesthésie.
Quand le froid des bougies
éteintes m’atteignit, et me parcourut, je réalisai soudain à quel point celle que je suis, avec
ses joies, son bonheur d’aimer et son envie d’être avait puisé sa force dans cette
intarissable source de lumière qu’est ma mère, mamita.