Virginie et d'autres parents m'ont dit d'en faire une lettre ouverte. Alors pour une fois, je l'ouvre:


Service de la Petite enfance de la Mairie du 12ème arrondissement // Direction de Baobab, Groupe SOS

Madame, Monsieur,

Je vous fais part de ma vive inquiétude pour la santé et la sécurité du personnel encadrant de la Crèche Baobab, ainsi que pour la sécurité et le bien-être des enfants qui seront accueillis au sein de cette structure l'an prochain, si les nouvelles règles d'accueil suivant le changement d'agrément sont acceptées et  implémentées.

Sauf erreur, les changements prévus impliquent une baisse sensible du personnel encadrant, et un changement du ratio du nombre d'enfants par adulte encadrant.

En outre il serait question, quotidiennement, pour une professionnelle de la petite section, de se retrouver à encadrer jusqu'à 6 enfants ne sachant pas marcher de 8h du matin à 11 heures du matin. Ce ratio est inédit. Jamais vu. Les assistantes maternelles, qui ont à leur charge (seules) jusqu'à 4 enfants ont des enfants d'âges échelonnés, certains, les plus grands, pouvant se déplacer, et ayant des besoins qui ne les accaparent pas de la même manière que des bébés. 

Les enfants de 6 mois à 1 an et demi, pour information (puisque cela semble nécessaire) sont d'une dépendance extrême, ont un besoin vital d'être portés, contenus, rassurés, changés, déplacés, protégés lors de leurs explorations où les chutes et les accidents sont vite arrivés. Deux personnes, au minimum, quel que soit le nombre d'enfants, n'est pas un luxe. Cela devrait être une règle de sécurité de base, incompressible.
Les accidents qui ont fait pourtant grand bruit l'an passé (empoisonnement d'un bébé en crèche à Lyon à l'été 2022) n'étaient pas le fait de professionnelles perverses ou maléfiques, mais bien de la réunion, tout à fait banale, de conditions semblables à celles envisagées l'an prochain: des professionnelles épuisées, poussées à bout, isolées, qui commettent un acte qui ne peut être contenu ou prévenu par des collègues: elles étaient seules. L'isolement, la fatigue, le manque de reconnaissance et le découragement des adultes encadrants n'ont jamais été d'excellents "terreaux' pour faire évoluer des enfants.

Bien évidemment, le pire n'arrive pas toujours, heureusement. Mais les conditions envisagées préparent l'érosion drastique de la qualité d'accueil des enfants de la crèche Baobab. Nous le voyons: le travail auprès des enfants en bas âge, bien que magnifique, est l'un des plus fatigants qui soient. Nous n'avons pas sous la main de statistiques, mais nous ne croyons pas que les personnes de plus de 55 ans soient sur-représentées parmi les personnels de crèche travaillant effectivement sur le terrain. On ne tient pas 40 ans sur ce genre de poste. Confirmez-vous cela parmi vos effectifs?
La moindre des choses, pour permettre à ces personnes qui font un travail si peu valorisé par rapport à l'importance de ce qu'il représente pour la société est de leur donner des conditions qui leur permette de le faire du mieux possible:
- en étant suffisantes pour assurer leur propre bien-être par de l'aide et le relais des collègues, 
  • par des temps de pause suffisants,
  • du repos et des moments pour se ressourcer à la hauteur de l'intensité que représentent les temps passés auprès des enfants.

C'est le minimum pour prévenir les burn-out, et une profonde souffrance au travail (sans parler d'une rémunération ajustée et qui reflète le rôle crucial de ce métier sur nos enfants et les générations futures). 
Or l'organisation future envisage l'exact inverse. Comment est-ce possible? Les besoins des enfants auraient-ils changé du jour au lendemain pour que les règles changent si brusquement? Ne pas donner les ressources humaines suffisantes aux professionnelles c'est préparer méthodiquement une fatigue structurelle, un découragement, de l'absentéisme pour maladie ou souffrance au travail, une perte de vocation. Quelles sont les propositions? Des remplacements au pied levé? Par qui? Des inconnu(es) des enfants? Encore une fois, nous sommes très sceptiques sur la vision de ce changement d'agrément: savez-vous comment réagit un enfant à un adulte qu'il ne connaît pas? Accepteriez-vous de confier vos enfants, à l'âge le plus vulnérable qui soit à des personnes intérimaires dont vous n'avez pu à aucun moment faire la rencontre? Quelle serait la cohérence d'une équipe qui change en permanence, le sens d'un "projet pédagogique" dans ces conditions?

Je suis, je l'avoue, profondément inquiète, car la raison d'un tel changement m'échappe. (à part l'économie, or il me semble que Baobab, association loi 1901 ne DOIT PAS avoir ce critère comme un critère pertinent dans l'ADN de son organisation). Pourriez-vous nous expliquer la logique de ce changement? Son bien-fondé? L'amélioration qu'il apporte? Ou bien êtes-vous, vous aussi, désarçonné par lui ? Et s'il intervient, auprès de qui est-il possible d'adresser notre vive inquiétude?

Je ne suis pas directement concernée par ce changement. Ma fille, Abigaïl, aura terminé son temps à Baobab en juillet prochain. 

Néanmoins je suis inquiète pour les enfants qui resteront et qui auront à subir ce choix qui semble aujourd'hui si arbitraire.
J'ai besoin de témoigner de ce qu'a permis Baobab, avec des conditions qui permettaient un encadrement de qualité :

Mon mari est décédé en Septembre 2023, à 40 ans, au terme d'une longue maladie. Pendant toute l'année qui a précédé son décès, l'équipe a été fantastique avec notre enfant, mais aussi avec son papa dont la mobilité était réduite, en dépassant de loin sa stricte mission: les professionnelles ont pris soin de notre famille (par une aide physique mais aussi des échanges humains de qualité)
Notre état de stress, à mon mari et à moi était indicible. Mais Abigaïl avait, tous les jours, à Baobab, des référentes d'une qualité indiscutable. L'équipe de la petite section était disponible, créative, sécurisante, aimante, profondément humaine. Abigaïl, malgré un contexte familial catastrophique allait bien, miraculeusement bien, et tant les professionnelles que la direction ou la psychologue de la crèche ont joué un rôle crucial dans son bien-être et son développement.
Lorsque le décès d'Adrien a eu lieu, 2 des professionnelles étaient passées en grande section et l'ont accompagnée avec une vigilance et un soin particuliers.
Cette qualité de suivi, d'attention n'aurait jamais été possible si les pros avaient été en burn out, et si, comme dans de nombreuses structures, le turn over avait rendu tout espoir de continuité impossible. 
Cela n'a été possible que parce que ces professionnelles-là avaient une profonde vocation, un amour de leur travail qu'elles ont pu déployer depuis de nombreuses années dans une structure où elles se sentent reconnues et accompagnées par leur direction, et un espace-temps et une disponibilité physique et émotionnelle qui leur permettait de faire cela, tout en accompagnant une dizaine d'autres enfants en très bas âge avec la même qualité d'attention. Imaginer que des remplaçants ou intérimaires puissent avoir ce degré d'implication et cette qualité de suivi est impossible.

L'importance de leur rôle, pour ma famille dans ce cas précis, mais pour toute la petite enfance doit être considéré, reconnu, valorisé et rémunéré à sa juste valeur. Reconnaître cela c'est simplement leur permettre de faire leur travail dans des conditions qui permettent d'atteindre leur épanouissement. Ne pas le reconnaître, c'est, comme ce que prévoit le nouvel agrément, les pousser à l'épuisement, et leur signifier qu'elles ne sont que des chiffres à qui l'on fait correspondre d'autres chiffres (les enfants), sans prendre en compte la particularité et la pénibilité de leur métier.
Le contraire nous amène à un monde où l'on sacrifie les personnes aux vocations fortes, désintéressées et indispensables pour le bien commun... pour quelle raison au juste?

Je vous prie de bien vouloir prendre un temps, long pour réfléchir à tout cela. De passer du temps sur le terrain en crèche, d'aller envisager, très concrètement, les conséquences qu'auraient les règles du nouvel agrément. De vous demander si, en tant que responsable d'une structure, vous seriez prêt(e) à créer de telles conditions et à saccager un travail construit de longue haleine, et reposant sur le bien-être de personnes dont le travail est, encore aujourd'hui, loin d'être reconnu à sa juste valeur. Seriez-vous prêt(e.s.) sincèrement, à permettre cela, avec toutes les conséquences que cela implique? Je vous pose la question très sincèrement, sans ironie ni jugement.

Merci pour votre lecture attentive.

 Aujourd'hui, ce n'est pas encore le jour des mille jours. C'est le jour des morts, dit-on officiellement. La nuit du 1er au 2 novembre. Je suis peut-être la seule, mais j'aime bien le mois de novembre. S'ajoute à ma sympathie initiale celle de savoir que c'est peut-être le moment propice pour que tu viennes passer du temps auprès de nous. Je ne sais pas s'il y a des convois spéciaux depuis la mort, pour faciliter les "Terre tours", mais te connaissant, tu dois bien savoir te passer de ce genre d'offre promotionnelle et venir quand bon te chante, ou quand je te chante, si seulement mes chants avaient pu te retenir... Je viens de reprendre ton téléphone en main, cet appareil qui s'est arrêté le 20 septembre, tout comme ta montre, qui, ce même jour, à midi, t'alerte que ton pouls est à un niveau affolant.

Comment contourner l'absurde? Comment trouver le sens? J'ai relu mes notes hier, d'un moment inspiré, où je t'avais senti si présent, deux semaines après ton départ. Tu me disais que ton corps, la douleur te coupaient de l'essence de la vie, et que, paradoxalement, tu serais plus dans la vie en la quittant. Et que tu étais là. Nous étions en charge de porter la vie depuis ici, la matière, l'endroit où se tissent les corps, où ils naissent et se créent. Tu y étais toi aussi, avec ta fougue mozartienne, mais à un tout autre endroit. A l'endroit qui inspire, qui rigole et donne envie d'être en vie. Car ça tu sais y faire. Ton corps à beau être au cimetière, tu t'en donnes à cœur joie pour "jeter des confettis" comme dirait Fida. A faire traverser des arcs-en ciels sur toute la largeur du ciel. Si ça ça n'émerveille pas. Si ça ça ne rend pas vivant.

Ton dosage. Je parlais de ton "dosage" à Fida et Sylvie. "vous voyez, quelqu'un d'à la fois pur, je ne vois pas quel autre mot employer. Mais j'aimais tellement ça de lui. Pur, et tellement drôle, plein de fantaisie, mais brut de décoffrage tout en étant sensible, malicieux et d'une force incommensurable. Et bien, ce dosage est assez rare. Enfin je ne l'ai jamais vu ailleurs, chez personne d'autre. Et il me plaisait bien"

Ton "enduit". Ca ne faisait pas longtemps qu'on était ensemble, qu'on se voyait, qu'on échangeait. J'adorais parler avec toi. Mais j'adorais aussi ton enduit. J'avais l'impression que ta peau était recouverte d'une substance qui me la rendait addictive. Ton enduit. Ca m'invitait, quand je posais la main n'importe où sur toi, à me donner envie d'aller lui faire explorer partout. Parce que ça faisait comme un aimant. Et caresser une peau aimée, aimantée même, ça reste.. 

Pilou, je vais aller dormir. Je n'en peux plus d'habiter tous ces espaces sans trouver le sommeil. la veille m'est un peu pénible, tu n'y es pas toujours. Mais à force d'arpenter les lieux en moi que tu peux investir, mon corps fatigue et surtout, ma qualité de présence auprès d'Abi se dégrade. Donc pas question. Tout ceci n'a ni queue ni tête. Mais ta disparition aussi brusque non plus je te signale. Donc un peu de clémence s'il te plaît. Ne m'en tiens pas rigueur. 


 Les 1000 jours. 

Je laisse ce titre là comme un rendez-vous avec mon prochain post. Parce qu'il s'écrit dans ma tête depuis plusieurs semaines et que je n'arrive pas à le poser. Et qu'il cherche VRAIMENT à exister. alors je vais aller dormir - il est 2h49 du mat', en pouvant me dire que le travail... de naissance et non de deuil... commence ici!

 Écrire par le milieu... Juste écrire, pour ne pas errer dans le présent sans savoir ce que j'y fais...

Adrien. Tu t'es éteint sans crier gare. Enfin, tu avais tellement déjoué tous les pronostics, et ta vivacité frétillante jusqu'au dernier jour aura bien brouillé les pistes. Goldy m'avait prévenue. Avait essayé de me prévenir. Mais de quoi au juste? Que tes angoisses n'étaient pas injustifiées. Mais il n'y avait, pour moi d'autre endroit que la vie. Même si j'étais enduite de peur, la vie était le seul endroit de certitude. 

Et ce qui est drôle, c'est que pour me relier à toi, aussi éteint que tu puisses être, je n'y parviens qu'en cherchant ce qui me rend plus vivante, ce qui me ferait marrer de t'écrire. C'est fou. J'ai dû effacer ma longue tirade sur le manque. Sur le fait que tu me manques tellement. En la déroulant, je disais quelque chose de vrai et de juste de moi, mais c'était comme si je l'écrivais à quelqu'un d'autre. De là où nous échangions, le manque ne pouvait pas rester au stade de flaque plate et humide qui jonche le sol. Et pour te trouver, je sens que je dois m'élever, me dépêtrer de cette tristesse et trouver le ton qui à toi, te parle.

Tu m'as appris ça. A trouver ce canal dans lequel tu évoluais si agilement: ce canal légèrement décalé de la réalité plate et "bland"qui te faisait rire en la regardant se dérouler sous tes yeux. Ce détecteur de comique, de drôlerie qui faisait que ta réalité, contagieuse, devenait une fête. Tu explosais de rire en me voyant exister. Mes déboires, mes questions, ma grande importance à mes propres yeux te faisaient rire. Tu m'as désarmée et reconstruite à cet endroit. Je disais l'autre jour à Sophie. "Je me manque à travers lui". Alors voilà, je vais essayer de me caler dans ton décalage. 

Pilou. Tu stressais de ta propre disparition. "mais comment vous allez faire sans moi pour tous les trucs informatiques?". "Comment vous allez pouvoir vous en sortir avec tous mes mots de passe? ". Oui parce que tu n'es pas de ceux qui écrivent leurs mots de passe quelque part. Nan. Tu avais bien un "tableau de mots de passe". Une sorte de grande Pierre de Rosette. Mais tu avais mis dans ce tableau, non pas les solutions - mais des équations à quatre inconnues pour déchiffrer un mot de passe. Et quelques jours avant ton départ, tu as commencé à faire une petite note, une sorte d'antisèche. Et là, tu nous a donné, non pas solution de tes équations, c'eut été trop facile et pas drôle. Non. Tu as donné quelques indices qui au lieu de rendre l'opération matériellement impossible, la rendait juste infernale, mais possible. Notre appart les jours qui suivirent l'enterrement s'est mis à ressembler à la base de Scotland Yard pendant la Seconde Guerre mondiale avec Turing et ses compères qui essayent de craquer Enigma. Turing étant Kate, certainement pas moi. "Notre grande complémentarité" faisait que j'avais désinvesti, ou juste jamais investi cet endroit qui requiert une gymnastique mentale incroyable.

Et on rigolait. De ton ingéniosité. De voir la complexité de ta pensée. Sa puissance; sa malice, et chaque petit bout de mot de passe décrypté était une fête: ouais!!! on a réussi à rentrer dans tes baskets! Youhouuuu on est, l'espace d'une seconde, dans ta tête!!

                                                                        ***

Adrien, tu te rends compte, je suis en train de faire notre album de mariage. On n'a pas été foutus de le faire de ton vivant. Je ne sais pas si en pleurer ou choisir d'en rire.
























 

Naissance

Qu’est ce que je vais dire ?

La ligne de cet accouchement, accoucher de moi-même, mais accoucher de toi, Abi, notre enfant, accoucher du monde entier, de la paix, accoucher de la paix, du monde, d’une aurore… tiens ! il y a une Aurore dans la salle, une petite, je comprends tellement ce prénom.

Pour nous, c’était la grande hésitation. On avait une liste à n’en plus finir. Un inventaire à la Prévert. Et puis Abi, il y avait eu ce rêve, où tu t’appelais Abi, mais quand même, c'était chelou, comme un cheveu sur la soupe, un nom qui est venu à la tête d’Adri de nulle part, un nom que peut-être, tu lui as soufflé à l’oreille.

Je suis fatiguée. J’ai 38 ans, je n’ai jamais compris que j’étais une adulte capable d’avoir un enfant, je n’ai jamais vraiment réussi à passer le cap de « quand je serai grande », et là, tout à coup, je vais être la maman, c’est moi qui vais prendre soin de toi… Heureusement, dans notre grande inconscience, on a accepté d’être famille d’accueil pour un chiot qui deviendra chien guide d’aveugle. Une tornade alors que je suis à 5 mois de grossesse. Le chiot n’est pas propre. Le chiot ne fait pas ses nuits. Adri se lève et le sort 1, 2 fois toutes les nuits, sur le boulevard de Ménilmontant ; Les mondes se mélangent : intérieur et extérieur, jour et nuit, monde animal, monde humain, adolescence, âge adulte. J’ai l’impression d’être à la lisière, à la frontière de moi, et cette vie qui surgit, toi, tu en es l’aube.

Accoucher est pour moi un gros mystère. Le bassin. Tout un sujet. « C’est mon talon d’Achille », dis-je à Marjolaine, ma sage-femme au bout de la 10ème heure de travail, quand je sens que mon bassin fait des siennes, que la danse que l’on mène avec toi ma petite, devient un duel. Un duel, non pas entre nous mais avec les éléments. Je suis sur la table d’accouchement, en haut, aux Bluets, où on a été transférés. Ca devait venir vite, et puis…  Dans la géographie de mon corps, mon bassin est cet espace méridional duquel je me sens absente. Depuis si longtemps.

Cercles de femmes, comprendre par quelle alchimie étrange les chemins qu’emprunte la vie évitent cet espace - pourquoi toutes mes visualisations m’y font pressentir l’absence, le vide, les courants d’air.

Ça a commencé avec la danse : ce prof qui me suggère, me laissant dans une profonde perplexité: «Diana, go through your body » ou "take your body with you" ou encore, « Diana, habite ton centre » ! Je ne connais pas ce confin de moi-même, ce bassin. Je ne sais pas pourquoi. Combien je donnerais pour passer une journée dans le corps de quelqu’un d’autre, pour comprendre comment, autrement, on pourrait ressentir le monde, avec un bassin bien installé, bien présent.

Et pourtant, tu es là. Malgré ce nid inhospitalier que moi-même j’ai tant peiné à sentir, tu as décidé que ça t’irait. Ce serait ton embarcation pour ta grande traversée jusqu’à la vie. Tu es notre 2, 3, 4ème tentative d’inviter la vie à nos vies. En Août 2014, alors qu’il n’a que 30 piges, ton père Adri reçoit un coup de massue. Diagnostic d’adénocarcinome – un grand mot pour dire qu’il est très très malade. J’ai peur pour sa peau. J’ai peur pour la peau de notre couple tout jeune, tout insouciant jusqu’alors.

C'est à ce moment précis, au moment où je me tiens debout devant lui dans sa chambre, rentrée en catastrophe d’un stage de clown, au moment où j’ai l’impression d’avoir basculé dans un gouffre sans fond, qu’il me regarde avec un grand sourire et me dit : « j’aimerais qu’on ait un enfant ».

Silence.

Bon je vous le dis tout de suite : du gouffre et de la pulsion : c’est la pulsion, la pulsation même, qui l’emporte.

Avant d’accoucher, Je ne suis pas une militante de la naissance physiologique, ni une militante de la naissance sans anesthésie. Ni même consciente de la naissance. Comment dire : pour moi les êtres humains apparaissent, et les coulisses de leur apparition, je ne m’y suis pas vraiment penché. Ce n’est qu’une fois enceinte que je me suis dit : « c’est fou, tous les gens qui se promènent dans la rue sont le contenu d’anciennes femmes enceintes, ou sont l’ancien contenu de femmes enceintes, selon comment on veut le voir, et tous, sans exception, sont un accouchement à peu près réussi. Chaque humain qui se promène là, dans la rue, est un accouchement. » Et je me dis ça en marchant le long du cimetière du Père Lachaise. Comme un rituel tout au long de ma grossesse, moi qui n’ai jamais eu d’animaux, je promène le chiot. Le parc pour chiens longe le cimetière. Alors tous les jours je lis les prénoms des soldats sacrifiés, un peu machinalement, un peu pour chercher de l’inspiration d’un prénom, sait-on jamais. Ça m’a frappée. En voyant tous les gens marcher dans la rue, et tous ces prénoms couchés sur le mur fauchés par une guerre, je me suis dis « tiens, c’est marrant, les femmes, c’est le contraire de la guerre. »

Je suis au Calm par un concours ténu de circonstances heureuses.

Lorsque je suis enceinte, je suis sonnée. Ca fait environ 5 ans qu’on essaye de t’inviter à la vie. Ca a commencé soft avec une congélation de sperme avant qu’Adri ne commence un traitement un peu lourd. Et puis ça s’est corsé. Quand on parle de notre projet de parentalité et notre besoin de récupérer le sperme d’Adri, la banque de sperme tique. On apprend qu’on ne peut pas avoir accès au sperme conservé d’Adri car, étant atteint d’un cancer, le CECOS s’oppose à tout projet de PMA, une douce manière de te dire que tu es mort alors que tu es plus vivant que tu ne l’as jamais été. Personne ne demande l’autorisation de donner la vie. La vie a ses caprices, ses ruses, mais pour sûr, c’est elle qui décide. Mais je m’égare. Nous sommes suivis par 2 gynécos, des infirmières, des chercheurs en labo  et quelques psys à tous les stades du parcours qui tâtonnent et essayent de vérifier notre degré d’inconscience. Je vous rassure, nous sommes suffisamment inconscients et fougueux pour nous dire que la vie peut gagner. Oui, nous sommes suffisamment et profondément inconscients pour vivre et être vivants, et suffisamment conscients du fait qu’il faut faire semblant que nous avons mesuré les risques, que nous savons ce que nous faisons, que nous avons prévu ta vie jusqu’à ton bac et ton mariage. Ne t’inquiètes pas, nous n’avons aucune idée de ce qui va se passer ni de comment faire, et on s’est embarqués comme des bleus dans la parentalité sans rien y connaitre, mais ça se passera gaiement, crois-moi, et on va kiffer en chemin.

Mais une fois enceinte, on fait quoi ? Je n’en peux plus d’être un résultat de taux d’hormones ambulant, d’être le réceptacle infini des piqûres… j’ai besoin de vivre le mystère de la vie. J’ai besoin de me dire qu’il y a un peu de magie dans toute cette histoire. J’ai besoin d’être une femme qui est enceinte. Pas un résultat d’hormones fluctuant, ni une somme d’ovocytes ; J’ai besoin que les mains qui me touchent soient des mains humaines, investies par un humain ou une humaine qui me connaît et voit en moi une femme enceinte, une personne avec une histoire; j’ai besoin de sentir une relation de soin, pas seulement dans le sens où on répare, mais comme "cuidado", en espagnol, où on prend soin.

J’ai fait un rendez-vous dans une grande maternité super médicalisée. Tout le monde est sympa. Mais les regards ne me voient pas. Ils sont plongés dans mon dossier. On me fait une prise de sang. C’est pour le rhésus du bébé. Mais on ne m’a rien dit. Enfin on m’a juste dit : « allez voir l’infirmière pour la prise de sang. » je ne sais pas pourquoi on prend mon sang. Alors je demande « c’est pour quoi cette prise de sang ? » on me répond « ne vous inquiétez pas, c’est dans votre dossier ». Je ne sais pas quoi faire de cette réponse. La seule chose que j’ai vu de mon dossier, ce sont 5 pages d’un long questionnaire QCM où l’on fait l’enquête de qui je suis. On peut signaler dans un espace où il y a 2 lignes si on a des choses à rajouter. Comment caser un passé tout biscornu dans deux lignes bien droites? Je ne remplirai pas les lignes et serai cette somme de cases cochées, je ne fume pas, je ne consomme pas de drogue et n’ai pas de diabète.

Quand j’arrive à formuler mon besoin d’une attention personnalisée, mon amie Tess me dit, "ok, il te faut un accompagnement global à la naissance, inscris-toi au Calm". J’ai loupé la première réunion, mais elle insiste, on repêche souvent les gens un peu à la bourre dans une deuxième fournée.

J’ai un peu peur de notre première entrevue avec la sage-femme, Marjolaine. Pas pour moi, moi je suis relax, mais Adri, Adri c’est un cas… le monde médical… purée, c’est un gros relou ; même le plus grand chef de clinique de Cochin lui répond « oui chef » quand il se mêle de comment on devra l’opérer quand il sera sous anesthésie générale. Je stresse pour la sage-femme. J’ai pas envie qu’il fasse son relou-matheux-fils de médecin-gentil mais impitoyable s’il sent la moindre hésitation chez son interlocutrice.

Au Calm, le questionnaire QCM que je remplis seule dans un couloir de la maternité super à la pointe médicalement devient un entretien d’une heure et demi où Adri et moi nous racontons à Marjolaine, sage-femme. Avec Marjolaine, on se rencontre. Une vraie rencontre. 

                                                                             ***

La sage-femme, Marjo, après s’être entretenue avec nous a parlé… au bébé. Vous vous rendez compte. Je n’ai pas encore compris que tu étais là en moi, que déjà, elle elle te parle. Et là, je suis bouleversée. Non seulement nous sommes des êtres avec des histoires, mais tu es déjà là, invitée par ses mots, et après avoir amadoué Adri en lui répondant du tac au tac, elle te dira, « coucou toi » et elle rajoute, «alors c’est difficile à expliquer comment, mais on sent déjà une présence ». J’ai besoin de ça. Que la vie reprenne sa part d’inexplicable. De chose que l’on sent sans pouvoir le dire ; Je suis mer, et tu vogues en moi.

Tu es née à terme + 6 jours de plus. Un jour de plus et ta naissance était « déclenchée ». J’ai compris que j’étais enceinte vers le 8ème mois. Enfin j’ai compris quelque chose à la toute fin. Le jour du terme, Juliane me dit : « bon ok, là tu es en mode plénitude de la grossesse. Mais c’est bien si tu arrives à te dire que dans 2 ou 3 jours, tu es au terme, tu es en mode accouchement. » Je bois du framboisier. On me parle de gouttes de giroflier. Je les achète. Je marche. Je mange des gâteaux. Pour l’ocytocine. «parce que les dés sont jetés ». Adri travaille comme un ouf. Pour boucler des trucs avant le congé pat. Je le sens ailleurs. Ambiance télétravail à la maison. Y’a pas l’espace, même si j’essaye de me convaincre que tout est prêt. 

Alors je vois Tessiah. Celle qui m’avait parlé du Calm. On marche le long du canal. Il fait bon, on touche à la fin de l’été ; Retrouver mon amie. J’ai l’impression d’arriver dans un havre de paix, rien qu’en la voyant. Elle me demande ce que j’aimerais te dire… pour t’inviter à venir. Je réalise alors que j’aime la vie. Que j’adore la vie. On se le dit souvent avec Adri. On rigole souvent. On saute dans le salon en dansant et on se dit qu’on aime la vie. Alors je lui dis que j’ai envie de te faire goûter à ce truc, la vie. Ce truc où on rigole, où on danse, ce truc où ça nous traverse et on est contents. On sait qu’on saura te faire rigoler, qu’on te couvrira de bisous, on sait qu’on dansera avec toi. Qu’on se moquera de tout ce qui veut se prendre au sérieux, ton père a prévu de faire front commun avec toi pour se moquer de moi. Pour me jouer des tours. J’ai déjà donné mon accord, mais parce qu’on va lui faire des blagues aussi, toi et moi. Bref, elle te répète tout ce que je viens de lui dire… Et elle me dit : « ok Diana, maintenant, c’est soit Montmartre, soit la boîte de nuit, et en général, quand le papa est un peu torché ça marche mieux, en tous cas dans notre entourage, statistiquement, ça s’est avéré être des conditions propices au début du travail… »

Je n’aime pas spécialement monter les marches, par contre danser, ça c’est mon truc. Je suis pas une pro des boites. Les concerts j’adore, mais les boîtes, c’est pas trop ma came, mais je ne vais pas faire ma fine bouche. On est samedi soir, on habite à coté de la rue Oberkampf, et les concerts de la Bellvilloise sont complets, alors ce sera Nouveau Casino a terme + 5. Mais comme ça n’ouvre qu’à minuit, on va boire des coups en attendant l’heure dans un bar brésilien, juste à côté. Ca faisait longtemps qu’on voulait faire la tournée des bars, mais y’avait eu la grève, puis les confinements, puis la grossesse. Ce soir, à terme + 5, je prends ma revanche. On fait la rue de la soif. Enfin, je dois préciser. Je m’enivre à la musique et à la danse. Les percus brésiliennes, la voix, la musique, la danse. Bon cocktail d’ocytocine.

Est-ce que vous avez un projet de naissance ? Au cas où vous seriez transférés aux Bluets ? Marjolaine a voulu faire une séance sur un possible transfert. Je le fais pour lui faire plaisir, mais je suis certaine que ce sera inutile. Mais elle insiste.

Un projet de naissance ? Bah à part la naissance, enfin que notre fille naisse, je ne vois pas ce que je pourrais avoir comme projet…

Est-ce qu’il y a quelque chose que vous voudriez que l’on transmette à l’équipe des Bluets si vous étiez transférés ? Qu’ils fassent quelque chose en particulier ? Et là, je me dis que, si j’avais une équipe entière de blouses blanches face à moi le jour j, ça me détendrait s’ils chantaient, comme dans une chorale. S’ils arrivaient à faire de la polyphonie pendant que j’accouche. Voilà, j’ai trouvé, c’est ça mon projet de naissance. Marjolaine sourit. « Adri, c’est quelque chose que tu pourras dire à l’équipe si vous êtes transférés ». Et Adri, ca t’arrive de prendre un petit joint ? Ah non. C’est dommage. Prends un petit verre avant de venir.

Ce soir, c’est Soirée House music. Ca va. J’aime bien la house. Ca pulse. Je n’aime pas la musique binaire, comme je crois les marches militaires... Je préfère les rythmes qui secouent, qui galopent et qui dansent… comme dans le reggae, le calyspo, et meme le zouk. La house, la typiquement, c’est une musique qui rigole, je peux l’investir avec mon corps. Purée, je me sens comme la reine du Dance floor. On est les premiers sur la piste. Et on n’a pas le temps d’être timides, de se chauffer. On est déjà chauds. Je me concentre. Pour l’ocytocine. Je me laisse caresser par la musique. Je me fais rigoler à me voir être là. Je devrais être en train d’accoucher et non, je suis en

boite. Nous sommes en boite ; Le téléphone d’Adri, le jour de ta naissance est plein de selfies pris dans une boite de nuit. Les gens viennent nous parler. « ça va ? mais vous êtes enceinte de combien ? » « je dois accoucher demain ». « Quoi ? ».

Je prends mon pied. Même avec mon centre de gravité complètement je ne sais où, j’arrive à me sentir portée par la musique. Je me dis que ça doit être cool pour toi aussi à l’intérieur. Ca doit te faire un effet « vagues » comme à Aquaboulevard. Ou dans la mer. A 2 heures, on rentre à la maison. Je m’endors. A cinq heures, je me réveille. « Merde, je crois que j’ai mes règles ! » J’ai une douleur de règles. Je vais voir aux toilettes si je ne saigne pas. Je ne fais pas le lien entre : enceinte + douleur à terme = accouchement. Il doit y avoir quelque chose tout de meme. Adri dort. Je n’ai pas envie d’appeler Marjolaine à une heure pareille, alors j’appelle mon amie Sharmila, qui laisse son téléphone allumé H24 depuis une semaine. « Sharmila, j’ai une douleur de règles, mais j’ai pas mes règles, c’est très bizarre. » Oui, parce que j’avais eu des contractions avant. De celles qui ne font pas mal. Donc je m’étais dit « ce sera ça sauf que ça fera mal » mais « ça », la douleur que j’avais imaginée, toute romantique, et « ça » ma douleur de règles vénère, ça n’a pas grand-chose à voir… « c’est ça Diana, tu as commencé le travail ». Et là, j’ai-je me sens sonnée, frappée par une surprise. Comme si ce n’était pas ce qu’on attendait… depuis 5 ans… Bah oui, mais quand on n’a fait qu’attendre, on s’habitue à attendre, et dépasser l’attente, c’est appréhender une réalité qui est, à ce moment là totalement hors de ma portée. Je suis en travail, et on est dans les temps. Je ne serai pas déclenchée Yahoooo !! « Par contre c’est mieux si tu préviens ta sage-femme Diana. » Elle a raison de me pointer les évidences Sharmila. Elle me connait… je pourrais aller mettre une serviette de règles et me dire que c’est fou, que je suis en train d’accoucher, sans rien faire d’autre qu’avoir mal et prendre du doliprane...

 

L'intégralité de ce texte (version très retravaillée) est paru dans le recueil Calmement, Volume 5, avec 12 autres récits de naissance.

Il part sur scène (mise en scène par Marie Mosser) et sera visible à la Sorbonne Campus Nation - le 4 avril 2023.



Spectacle en crèche!

Ombres chinoises, clown et polyphonie-



Sortie du Single "Piel" par Anne Paceo et son groupe S.h.a.m.a.n.e.s 

Les mots sont sortis tous seuls, en espagnol... Tellement contente de pouvoir mettre des mots au creux des sons d'Anne, musicienne inspirée, puissante et pleine de sensibilité -

Les voici:

Ya la luna salió

Meia Meia,
Ya sonó tu voz
Pincelada de plata
Ya tu canto nació
Meia Meia,
Y de la oscuridad
La corteza se partió
Ya tu canto viajó
Meia Meia,
Tu el amanecer
O la savia del día
Tu las sabes mecer
Meia Meia
Almas al despertar
Que aletean a las cimas


 

Spectacle jeune public Le jardin de Buffolette et Madame Pouss'verte de et par Adèle Frantz et Diana Trujillo - joué le 11 mai dernier en école - Bonheur de créer, de retrouver le public et de tisser des matières avec la merveilleuse Adèle!!
 







 

Petite plongée dans les archives pour retrouver des traces de mouvement, esquissées dans l'enfance et l'adolescence en vue d'une première résidence qui aura lieu à Grugny (Normandie) pour la création d'un solo mêlant danse, théâtre, musique, clown, archives et histoire de la danse...