mathématiques



Un SOS lancé il y a 8 ans

Je crois qu’il y a matière à s’inquiéter à mon sujet. Je ne sais pas si c’est le cabinet d’avocats, le manque de sommeil, ou les deux heures de métro quotidiennes qui sont à l’origine de ce qui arrive, mais certaines observations m’inquiètent suffisamment pour que je juge sage de vous en faire part.

Voilà, je n’ai jamais été une « mordue » de maths ni de calcul.
En CE2, notre prof (que je détestais- madame Kxx) nous faisait faire du calcul mental, comme tous les profs du reste, je suppose.
A cette époque j’étais assise au dernier rang. Je passais ma journée à dessiner au fond de la classe, et j’étais très contente d’être loin des yeux inquisiteurs de la vieille, si bien que ma place au fond dans un coin me convenait très bien. Sauf pour une chose : le calcul mental. On avait tous des ardoises blanches et des stylos wélédas qu’on sortait environ une fois par semaine pour la séance de calcul. S’il y a une chose qui me fatiguait et m’emmerdait par dessus tout, c’était bien le calcul mental. J’avais juste un manque d’intérêt complet, profond pour faire des sommes et des soustractions, pour réciter les tables et chercher des réponses chiffrées à des questions chiffrées, et pour toutes ces tractations insipides qui composaient la séance de calcul. Les chiffres ne m’attiraient pas pour un sou. Je trouvais ça abstrait, inutile et fatigant. 
Vu que j’avais pris la décision tout à fait sereine de boycotter le calcul mental, (c'est-à-dire que j’avais décidé de ne pas me casser la tête à chercher les réponses aux brusques, frénétiques et militaires « 7x 8 ! » ; « 34 + 17 » et autres invectives désagréables du même style), il me fallait trouver un moyen pour que mon boycott passât inaperçu, pour continuer à jouir de ma tranquillité, seule chose précieuse à mes yeux à l’époque. Ma première idée - je crois certains d’entre vous l’auraient partagée à mon âge et dans de pareilles circonstances, c’est pourquoi je me permets de la dévoiler ici- fut de copier sur mes voisins.

Malheureusement, la chance n’était pas avec moi : mon voisin de gauche était quelqu’un d’assez passionné par les chiffres, et il prenait la séance de calcul très au sérieux, ajoutant à la jouissance que lui offrait sa performance personnelle une sorte de crispation compétitive qui lui empêchait de partager ses trouvailles avec quiconque.
A ma droite, quelqu’un sur qui l'on ne pouvait absolument pas compter : les chiffres étaient pour lui un terrain tout à fait glissant, sur lequel il  se rétamait presque à chaque coup.
Et comme je vous le dis, j’étais au dernier rang, donc aucune chance pour qu’en me retournant discrètement je pus m’inspirer subrepticement de l’ardoise du voisin de derrière.
Alors j’eus recours à d’autres techniques : écrire une réponse au hasard en caractères minuscules afin que la maîtresse ne pu lire ce que j’écrivais. Lorsque la sorcière se plaignit de la taille des réponses sur certaines ardoises, je raffinai la ruse et commençai à me perfectionner dans l’art d’écrire des chiffres dont l’ambiguïté du tracé aurait pu les faire passer pour n’importe lequel d'entre eux, et mon seul effort mental consistait à deviner s’il y aurait 1, 2 ou 3 chiffres à la réponse, pour savoir le nombre de d'ovnis qu'il me faudrait pondre sur mon ardoise… Et ainsi pendant toute une année où, si je n’appris pas à calculer mentalement, je surpassais tout le monde en imagination, en ruse, en stratégie etc…
 

Les années qui suivirent furent tout aussi pénibles. Les tableaux de conversion Kilomètres, Mètres Hectomètres, Décilitres, Centilitres et autres mesures m'épuisaient mentalement et moralement, sans parler de la division que je compris avec deux trimestres de retard, ou des fractions qui ruinèrent pas mal de mes heures sensées être les plus heureuses.
Et puis les maths se sont intégrées à ma vie. Bien sûr, je détestais ça (surtout en troisième où je n’ai positivement rien compris), et toujours, je tremblais la veille des bi mensuels contrôles de maths, mais les choses changèrent peu à peu. La physique détrônât bientôt les maths pour jouir du statut de diable des matières ; la première L avec option maths et un prof de maths qui sous prétexte que nous étions "des littéraires"  voulait tout faire en cours, sauf des maths; et enfin la terminale L où pour une fois, je ne me sentais pas larguée, vu qu’on faisait un examen approfondi du programme du troisième trimestre de CM2 pendant toute l’année. Tout cela pour vous dire que j’ai passé ma vie à flirter avec les maths sans jamais m’y tremper, avec toujours un brin de méfiance pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à un chiffre et avec une invincible flemme, une paresse incurable face au calcul mental.

L’automne dernier, mon grand père qui fut instituteur pendant toute sa vie me fit passer de sales quarts d’heures en me faisant calculer des choses incalculables sans calculatrice (bien qu’il tentât de m’apporter la preuve du contraire, en faisant des opérations acrobatiques à 94 ans). Après 70 ans dans l'enseignement public et une sorte d’Alzheimer qui avait figé sa mémoire pile au moment où il était en train de donner un cours de calcul dans sa jeunesse, il avait accumulé un avantage irrattrapable sur moi.


 Tout cela pour vous dire que non, je n’aime pas les maths, d’ailleurs, pas mal d’entre vous sont dans le même cas que moi, donc je fais confiance à votre bonne foi et à votre (in)expérience pour me croire et comprendre mon manque d’habilité dans ce domaine.
 
Mais voilà, j’en arrive à cette chose préoccupante qui m’arrive en ce moment. Tout à commencé dimanche dernier, alors que j’étais depuis deux ou trois heures à Shxxx, et où l’avocate qui nous donnait du boulot me dit : « il faudrait maintenant faire des graphiques à l’ordinateur pour la conférence. Quelque chose de simple, juste, l’évolution par décade des signatures de traités bilatéraux faites par les pays d’Amérique Latine. » Je vous donne le contexte : c’était dimanche, il n’y avait pas un chat au bureau, si ce n’est ma collègue argentine, l’avocate et moi. Nous étions tellement seules qu’il faisait froid dans le bureau, car les avocats font des économies sur le chauffage, ce qui leur permet de s’assurer que les stagiaires travailleront décemment, car par les températures hivernales qui envahissent les bureaux, ceux-ci n’ont pas la tentation d'incliner le dossier de leur chaise pour s'y prélasser. Donc personne; pas de garçon charitable qui s’est amusé à faire de l’ordi quand il avait 14 ans et qui aurait pu nous aider. Pas d'informaticien désireux de draguer les deux stagiaires, une catastrophe absolue.
Ignacia me regardait avec un profond désespoir, moi je devais avoir la même tête à peu de chose près, ce qui, vraisemblablement nous valut la pitié de l’avocate. Elle nous dit : « écoutez, une fois que vous aurez fini ce que vous êtes en train de faire, vous descendrez dans mon bureau et je demanderai à mon mari de vous faire une trainning-session de graphiques. »  
Moi j’étais drôlement étonnée que l’avocate se pointât au bureau avec son mari, mais vu qu’il était venu spécialement de Londres pour la voir et que cela ne s’était pas produit depuis trois semaines, il était normal qu’il vint passer ses douze heures de vie conjugale mensuelles dans son bureau à elle le dimanche, seul moyen de la voir.
 

Donc Pablo fut notre bénédiction. Moi j’avais tout de même pas mal de gêne, car non seulement elle le faisait s’asseoir dans l’endroit le moins agréable de Paris pendant douze heures d’affilée, mais en plus elle l’embauchait gratis pour faire ses tableaux à la noix pour la conférence d’un associé qui devait être en train de faire du cheval dans le bois de Boulogne. 
Donc Pablo, après quelques pénibles manipulations, parvint à faire une simulation de graphique avec deux misérables barres, une ligne qui serpentait sans conviction entre elles, et… des chiffres de partout sur les côtés. 
Ignacia, visiblement ne comprenait rien, mais rien au graphique ; alors, dans un élan de courage désespéré, je sortis de ma torpeur et je décidai de comprendre. La 2nde rejaillit tout à coup à mon esprit, les fonctions, f (x), 4x2= 8, 6+3= 9 et ainsi de suite, jusqu’à ce que je compris que sur l’axe horizontal, il y avait une représentation du temps, et sur le vertical, la quantité de traités signés, et que tout se débloquât… Mon imagination avait été piquée par un vulgaire dessin vaguement géométrique, et tout à coup, j’imaginais barres, courbes, évolutions, doubles échelles pour réduire les disparités, symétrie centrale pour faire état de la situation en Asie, combinaison de 4, 5, 6 données dans un même tableau, inversion des axes pour souligner la disparité entre les décades et la différence entre les signatures des traités, bien plus nombreuses que les ratifications… Bref, un ouragan dans mon cerveau. 
Je remontais dans mon bureau avec une fièvre, une frénésie absolument jamais éprouvée jusqu’à ce jour… Je réfléchissais un instant à la manière la plus ingénieuse d’écrire et d'entrer les données dans Excel pour avoir le meilleur graphique… Je ne sais pas ce qui me prit, mais en six minutes j’exécutai un petit tableau tout à fait digne de ce mon avec des données dans tous les sens, je changeai les couleurs, je rajoutai une petite courbe pour bien montrer l’évolution. 

Ignacia était soulagée. Moi je demandais à l’avocate s’il elle ne trouvait pas que c’était une bonne idée de bien illustrer la conférence en rajoutant plein de graphiques et de faire des animations… j’avais complètement perdu la tête.
Je ne voulais faire que des tableaux, des graphiques, entrer des données, appuyer sur le bouton qui transformait tous les chiffres en courbe… bref, je devenais quelqu’un d’autre que moi. Si cela ne s’était limité qu’à un épisode, je me serais bien passée de vous écrire un si long mail, et, ce jour-là, je laissais passer l’événement sans que mon sommeil n’en fut perturbé…


Le lendemain, en trouvant dans « Mes Documents » un fichier appelé « graphiques pour la conférence de Fxxx » j’ouvris le petit dossier et j’admirai un superbe dessin multicolore dont j’étais très fière mais que j’aurais été complètement incapable de refaire. Je me demandais comment j’avais fait, j’essayais de comprendre les données sur les côtés, je tentais péniblement de revoir les démarches qui avaient bien pu me conduire à un tel résultat, et en fouillant sur mon bureau, je retrouvais des feuilles de brouillon de la veille qui m’aidèrent à me souvenir de l’exercice que j'avais accompli.
Tout était retourné à la normale, en somme.


Et puis aujourd’hui, l’avocate me rappelât pour rendre le tableau « un peu plus sophistiqué »... (comment! oser induire qu'il n'est pas à son état maximal de sophistication!) en introduisant de nouvelles données qu’il serait trop long de détailler ici. Le fait est que je me suis retrouvée à devoir compter pour chaque pays d’Amérique latine, des chiffres tels que 37+ 18 + 29… à six reprises. La première fois, j’ouvris la calculatrice  généreusement offerte par Microsoft dans les ordinateurs et rentrais toutes les données, et puis je m’aperçus que j’avais fait une erreur, j’avais sauté une page, donc un pays, et j’étais toute perdue dans mon calcul. Alors je pris mon cerveau à deux mains, et je commençai à compter mentalement exactement ce que la calculatrice avait mis tant de temps et de torpeur à compter. Et je fus vraiment surprise, mais surprise au plus haut point, de trouver un plaisir irracontable, à additionner les chiffres mentalement.
J’étais heureuse d’additionner les 8 et les 7, les 9 avec les 6, mais cela avec plein de chiffres devant, dans les 400, les 500, et tout cela, dans ma tête de kangourou. Je faisais semblant de me tromper pour devoir recommencer et j’avoue, pour épater Ignacia, à qui je donnais mal à la tête. (je sais c’est nul, mais c’est à peu près la seule personne que je peux épater dans ce domaine, alors j’en profite.) Et puis là, pareil, je fis avec un plaisir fou le graph le plus sophistiqué du monde, bref, à nouveau, je n’étais plus moi.

Depuis lors, j’ai commencé à m’inquiéter. Je chasse tous les chiffres, je compte tout ce qui me passe sous la main. Au supermarché, je m’amuse à calculer la somme exacte qui va m’être demandée, chose qui ne m’est jamais arrivée, et quand je donne mon billet, je fais la soustraction et calcule ce qui doit m’être rendu, et enfin, quand j’ai les pièces en main, je profite de cette dernière occasion pour faire une petite addition…Aujourd’hui j’ai donc surpris l’indien de mon quartier. Il s’était trompé dans la monnaie qu’il devait me rendre, et je frétillai de bonheur à l'idée de pouvoir lui dire en moins de 28 secondes qu'il manquait exactement 70 centimes au compte.
 
Date de péremption : nous sommes le 24 janvier 2006, il reste donc 7 mois, 12 jours, et puis trois heures, station Tolbiac, il me reste donc quatre stations, six étages… si chacun mesurait deux mètres et trente centimètres, l’immeuble doit faire 13, 8 centimètres…. Les chiffres me chassent, m'encombrent, me pourchassent, bien que ce soit moi qui les poursuive… Bref, je n’ai aucun repos, aucun répit et mon esprit se déforme, lui qui habituellement s’habille de danse, de pas, de musiques, de mots, de chansons, d’images, de souvenirs et d’histoires. C’est pour cela que j’ai décidé d’écrire. J’avais absolument besoin, le temps d’une heure ou deux de me mettre à l’abri de ce défilé incessant et frénétique de chiffres. J’espère que c’est une maladie passagère qui cessera lorsque j’aurais plus de temps pour regarder des tableaux, pour écouter de la musique et pour parler aux gens que j’aime, bref, lorsque je donnerai à mon cerveau autre chose en pâture que des chiffres et des clauses d’arbitrage et des badges d’accès aux étages et des codes pour facturer les factures de tel montant à tel client engagé dans un arbitrage pour tant de millions, qui paiera Shxxx telle portion, ce qui fera tant de milliers à l’associé, et tant de dizaines à moi qui travaille tant d’heures pendant tant de jours au numéro 104 de la plus grande avenue du 8ème arrondissement de la ville n° 75, avec tant de stagiaires qui ont tant de diplômes et qui parlent tant de langues, et moi je rentre dans la spirale infernale en comptant combien de chocolats et de canettes de jus je vais pouvoir piquer au garde manger, pour que ça reste inaperçu, et combien de minutes je peux passer sur ma boite hotmail pour que personne ne voie rien, et combien de temps je mets pour arriver au monoprix avant qu’il ne ferme afin de pouvoir faire des courses que je n’ai pu faire depuis six semaines… combien de kilos j’ai pris à bouffer du chocolat et à végéter sur une chaise, et ça commence à faire lourd alors je vous embrasse en vous souhaitant à tous de vous nourrir d’autre chose que de chiffres et de Droit.
Voilà. Dianouille.