Écrire par le milieu... Juste écrire, pour ne pas errer dans le présent sans savoir ce que j'y fais...

Adrien. Tu t'es éteint sans crier gare. Enfin, tu avais tellement déjoué tous les pronostics, et ta vivacité frétillante jusqu'au dernier jour aura bien brouillé les pistes. Goldy m'avait prévenue. Avait essayé de me prévenir. Mais de quoi au juste? Que tes angoisses n'étaient pas injustifiées. Mais il n'y avait, pour moi d'autre endroit que la vie. Même si j'étais enduite de peur, la vie était le seul endroit de certitude. 

Et ce qui est drôle, c'est que pour me relier à toi, aussi éteint que tu puisses être, je n'y parviens qu'en cherchant ce qui me rend plus vivante, ce qui me ferait marrer de t'écrire. C'est fou. J'ai dû effacer ma longue tirade sur le manque. Sur le fait que tu me manques tellement. En la déroulant, je disais quelque chose de vrai et de juste de moi, mais c'était comme si je l'écrivais à quelqu'un d'autre. De là où nous échangions, le manque ne pouvait pas rester au stade de flaque plate et humide qui jonche le sol. Et pour te trouver, je sens que je dois m'élever, me dépêtrer de cette tristesse et trouver le ton qui à toi, te parle.

Tu m'as appris ça. A trouver ce canal dans lequel tu évoluais si agilement: ce canal légèrement décalé de la réalité plate et "bland"qui te faisait rire en la regardant se dérouler sous tes yeux. Ce détecteur de comique, de drôlerie qui faisait que ta réalité, contagieuse, devenait une fête. Tu explosais de rire en me voyant exister. Mes déboires, mes questions, ma grande importance à mes propres yeux te faisaient rire. Tu m'as désarmée et reconstruite à cet endroit. Je disais l'autre jour à Sophie. "Je me manque à travers lui". Alors voilà, je vais essayer de me caler dans ton décalage. 

Pilou. Tu stressais de ta propre disparition. "mais comment vous allez faire sans moi pour tous les trucs informatiques?". "Comment vous allez pouvoir vous en sortir avec tous mes mots de passe? ". Oui parce que tu n'es pas de ceux qui écrivent leurs mots de passe quelque part. Nan. Tu avais bien un "tableau de mots de passe". Une sorte de grande Pierre de Rosette. Mais tu avais mis dans ce tableau, non pas les solutions - mais des équations à quatre inconnues pour déchiffrer un mot de passe. Et quelques jours avant ton départ, tu as commencé à faire une petite note, une sorte d'antisèche. Et là, tu nous a donné, non pas solution de tes équations, c'eut été trop facile et pas drôle. Non. Tu as donné quelques indices qui au lieu de rendre l'opération matériellement impossible, la rendait juste infernale, mais possible. Notre appart les jours qui suivirent l'enterrement s'est mis à ressembler à la base de Scotland Yard pendant la Seconde Guerre mondiale avec Turing et ses compères qui essayent de craquer Enigma. Turing étant Kate, certainement pas moi. "Notre grande complémentarité" faisait que j'avais désinvesti, ou juste jamais investi cet endroit qui requiert une gymnastique mentale incroyable.

Et on rigolait. De ton ingéniosité. De voir la complexité de ta pensée. Sa puissance; sa malice, et chaque petit bout de mot de passe décrypté était une fête: ouais!!! on a réussi à rentrer dans tes baskets! Youhouuuu on est, l'espace d'une seconde, dans ta tête!!

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Adrien, tu te rends compte, je suis en train de faire notre album de mariage. On n'a pas été foutus de le faire de ton vivant. Je ne sais pas si en pleurer ou choisir d'en rire.