Qu’est ce que je vais dire ?
La ligne de cet
accouchement, accoucher de moi-même, mais accoucher de toi, Abi, notre
enfant, accoucher du monde entier, de la paix, accoucher de la paix, du
monde, d’une aurore… tiens ! il y a une Aurore dans la salle, une
petite, je comprends tellement ce prénom.
Pour nous,
c’était la grande hésitation. On avait une liste à n’en plus finir. Un
inventaire à la Prévert. Et puis Abi, il y avait eu ce rêve, où tu
t’appelais Abi, mais quand même, c'était chelou, comme un cheveu sur la
soupe, un nom qui est venu à la tête d’Adri de nulle part, un nom que
peut-être, tu lui as soufflé à l’oreille.
Je suis
fatiguée. J’ai 38 ans, je n’ai jamais compris que j’étais une adulte
capable d’avoir un enfant, je n’ai jamais vraiment réussi à passer le
cap de « quand je serai grande », et là, tout à coup, je vais être la
maman, c’est moi qui vais prendre soin de toi… Heureusement, dans notre
grande inconscience, on a accepté d’être famille d’accueil pour un chiot
qui deviendra chien guide d’aveugle. Une tornade alors que je suis à 5
mois de grossesse. Le chiot n’est pas propre. Le chiot ne fait pas ses
nuits. Adri se lève et le sort 1, 2 fois toutes les nuits, sur le
boulevard de Ménilmontant ; Les mondes se mélangent : intérieur et
extérieur, jour et nuit, monde animal, monde humain, adolescence, âge
adulte. J’ai l’impression d’être à la lisière, à la frontière de moi, et
cette vie qui surgit, toi, tu en es l’aube.
Accoucher est pour moi un gros mystère. Le bassin.
Tout un sujet. « C’est mon talon d’Achille », dis-je à Marjolaine, ma
sage-femme au bout de la 10ème heure de travail, quand je sens que mon
bassin fait des siennes, que la danse que l’on mène avec toi ma petite,
devient un duel. Un duel, non pas entre nous mais avec les éléments. Je
suis sur la table d’accouchement, en haut, aux Bluets, où on a été
transférés. Ca devait venir vite, et puis… Dans la
géographie de mon corps, mon bassin est cet espace méridional duquel je
me sens absente. Depuis si longtemps.
Cercles de femmes, comprendre par quelle alchimie étrange les
chemins qu’emprunte la vie évitent cet espace - pourquoi toutes mes
visualisations m’y font pressentir l’absence, le vide, les courants
d’air.
Ça a commencé avec la danse : ce prof qui me suggère, me
laissant dans une profonde perplexité: «Diana, go through your body »
ou "take your body with you" ou encore, « Diana, habite ton centre » !
Je ne connais pas ce confin de moi-même, ce bassin. Je ne sais pas
pourquoi. Combien je donnerais pour passer une journée dans le corps de
quelqu’un d’autre, pour comprendre comment, autrement, on pourrait
ressentir le monde, avec un bassin bien installé, bien présent.
Et
pourtant, tu es là. Malgré ce nid inhospitalier que moi-même j’ai tant
peiné à sentir, tu as décidé que ça t’irait. Ce serait ton embarcation
pour ta grande traversée jusqu’à la vie. Tu es notre 2, 3, 4ème
tentative d’inviter la vie à nos vies. En Août 2014, alors qu’il n’a que
30 piges, ton père Adri reçoit un coup de massue. Diagnostic
d’adénocarcinome – un grand mot pour dire qu’il est très très malade.
J’ai peur pour sa peau. J’ai peur pour la peau de notre couple tout
jeune, tout insouciant jusqu’alors.
C'est à ce moment précis, au
moment où je me tiens debout devant lui dans sa chambre, rentrée en
catastrophe d’un stage de clown, au moment où j’ai l’impression d’avoir basculé dans un gouffre sans fond, qu’il me regarde avec un grand sourire et me dit : « j’aimerais qu’on ait un enfant ».
Silence.
Bon je vous le dis tout de suite : du gouffre et de la pulsion : c’est la pulsion, la pulsation même, qui l’emporte.
Avant
d’accoucher, Je ne suis pas une militante de la naissance
physiologique, ni une militante de la naissance sans anesthésie. Ni même
consciente de la naissance. Comment dire : pour moi les êtres humains
apparaissent, et les coulisses de leur apparition, je ne m’y suis pas
vraiment penché. Ce n’est qu’une fois enceinte que je me suis dit : «
c’est fou, tous les gens qui se promènent dans la rue sont le contenu
d’anciennes femmes enceintes, ou sont l’ancien contenu de femmes
enceintes, selon comment on veut le voir, et tous, sans exception, sont
un accouchement à peu près réussi. Chaque humain qui se promène là, dans
la rue, est un accouchement. » Et je me dis ça en marchant le long du
cimetière du Père Lachaise. Comme un rituel tout au long de ma
grossesse, moi qui n’ai jamais eu d’animaux, je promène le chiot. Le parc pour chiens longe le cimetière. Alors tous les jours
je lis les prénoms des soldats sacrifiés, un peu machinalement, un peu
pour chercher de l’inspiration d’un prénom, sait-on jamais. Ça m’a
frappée. En voyant tous les gens marcher dans la rue, et tous ces
prénoms couchés sur le mur fauchés par une guerre, je me suis dis «
tiens, c’est marrant, les femmes, c’est le contraire de la guerre. »
Je suis au Calm par un concours ténu de circonstances heureuses.
Lorsque
je suis enceinte, je suis sonnée. Ca fait environ 5 ans qu’on essaye de
t’inviter à la vie. Ca a commencé soft avec une congélation de sperme
avant qu’Adri ne commence un traitement un peu lourd. Et puis ça s’est
corsé. Quand on parle de notre projet de parentalité et notre besoin de
récupérer le sperme d’Adri, la banque de sperme tique. On apprend qu’on
ne peut pas avoir accès au sperme conservé d’Adri car, étant atteint
d’un cancer, le CECOS s’oppose à tout projet de PMA, une douce manière
de te dire que tu es mort alors que tu es plus vivant que tu ne l’as
jamais été. Personne ne demande l’autorisation de donner la vie. La vie a
ses caprices, ses ruses, mais pour sûr, c’est elle qui décide. Mais je
m’égare. Nous sommes suivis par 2 gynécos, des infirmières, des
chercheurs en labo et quelques psys à tous les
stades du parcours qui tâtonnent et essayent de vérifier notre degré
d’inconscience. Je vous rassure, nous sommes suffisamment inconscients
et fougueux pour nous dire que la vie peut gagner. Oui, nous sommes
suffisamment et profondément inconscients pour vivre et être vivants, et
suffisamment conscients du fait qu’il faut faire semblant que nous
avons mesuré les risques, que nous savons ce que nous faisons, que nous
avons prévu ta vie jusqu’à ton bac et ton mariage. Ne t’inquiètes pas,
nous n’avons aucune idée de ce qui va se passer ni de comment faire, et
on s’est embarqués comme des bleus dans la parentalité sans rien y
connaitre, mais ça se passera gaiement, crois-moi, et on va kiffer en
chemin.
Mais une fois enceinte, on fait quoi ? Je n’en
peux plus d’être un résultat de taux d’hormones ambulant, d’être le
réceptacle infini des piqûres… j’ai besoin de vivre le mystère de la
vie. J’ai besoin de me dire qu’il y a un peu de magie dans toute cette
histoire. J’ai besoin d’être une femme qui est enceinte. Pas un résultat
d’hormones fluctuant, ni une somme d’ovocytes ; J’ai besoin que
les mains qui me touchent soient des mains humaines, investies par un
humain ou une humaine qui me connaît et voit en moi une femme enceinte,
une personne avec une histoire; j’ai besoin de sentir une relation de
soin, pas seulement dans le sens où on répare, mais comme "cuidado", en
espagnol, où on prend soin.
J’ai fait un rendez-vous dans une
grande maternité super médicalisée. Tout le monde est sympa. Mais les
regards ne me voient pas. Ils sont plongés dans mon dossier. On me fait
une prise de sang. C’est pour le rhésus du bébé. Mais on ne m’a rien
dit. Enfin on m’a juste dit : « allez voir l’infirmière pour la prise de
sang. » je ne sais pas pourquoi on prend mon sang. Alors je demande «
c’est pour quoi cette prise de sang ? » on me répond « ne vous
inquiétez pas, c’est dans votre dossier ». Je ne sais pas quoi faire de
cette réponse. La seule chose que j’ai vu de mon dossier, ce sont 5
pages d’un long questionnaire QCM où l’on fait l’enquête de qui je suis.
On peut signaler dans un espace où il y a 2 lignes si on a des choses à
rajouter. Comment caser un passé tout biscornu dans deux lignes bien
droites? Je ne remplirai pas les lignes et serai cette somme de cases
cochées, je ne fume pas, je ne consomme pas de drogue et n’ai pas de
diabète.
Quand j’arrive à formuler mon besoin d’une
attention personnalisée, mon amie Tess me dit, "ok, il te faut un
accompagnement global à la naissance, inscris-toi au Calm". J’ai loupé la
première réunion, mais elle insiste, on repêche souvent les gens un peu
à la bourre dans une deuxième fournée.
J’ai un peu peur de
notre première entrevue avec la sage-femme, Marjolaine. Pas pour moi,
moi je suis relax, mais Adri, Adri c’est un cas… le monde médical…
purée, c’est un gros relou ; même le plus grand chef de clinique de
Cochin lui répond « oui chef » quand il se mêle de comment on devra
l’opérer quand il sera sous anesthésie générale. Je stresse pour la
sage-femme. J’ai pas envie qu’il fasse son relou-matheux-fils de médecin-gentil mais impitoyable s’il sent la moindre hésitation chez son
interlocutrice.
Au Calm, le questionnaire QCM que je remplis
seule dans un couloir de la maternité super à la pointe médicalement
devient un entretien d’une heure et demi où Adri et moi nous racontons à
Marjolaine, sage-femme. Avec Marjolaine, on se rencontre. Une vraie
rencontre.
***
La sage-femme, Marjo, après s’être entretenue avec
nous a parlé… au bébé. Vous vous rendez compte. Je n’ai pas encore
compris que tu étais là en moi, que déjà, elle elle te parle. Et là, je
suis bouleversée. Non seulement nous sommes des êtres avec des
histoires, mais tu es déjà là, invitée par ses mots, et après avoir
amadoué Adri en lui répondant du tac au tac, elle te dira, « coucou toi »
et elle rajoute, «alors c’est difficile à expliquer comment, mais on
sent déjà une présence ». J’ai besoin de ça. Que la vie reprenne sa part
d’inexplicable. De chose que l’on sent sans pouvoir le dire ; Je suis
mer, et tu vogues en moi.
Tu es née à terme + 6 jours
de plus. Un jour de plus et ta naissance était « déclenchée ». J’ai
compris que j’étais enceinte vers le 8ème mois. Enfin j’ai compris
quelque chose à la toute fin. Le jour du terme, Juliane me dit : « bon
ok, là tu es en mode plénitude de la grossesse. Mais c’est bien si tu
arrives à te dire que dans 2 ou 3 jours, tu es au terme, tu es en
mode accouchement. » Je bois du framboisier. On me parle de gouttes de
giroflier. Je les achète. Je marche. Je mange des gâteaux. Pour
l’ocytocine. «parce que les dés sont jetés ». Adri travaille comme un
ouf. Pour boucler des trucs avant le congé pat. Je le sens ailleurs.
Ambiance télétravail à la maison. Y’a pas l’espace, même si j’essaye de
me convaincre que tout est prêt.
Alors je vois Tessiah. Celle qui
m’avait parlé du Calm. On marche le long du canal. Il fait bon, on touche à la fin
de l’été ; Retrouver mon amie. J’ai l’impression d’arriver dans un havre de paix, rien qu’en la voyant. Elle me demande ce que j’aimerais
te dire… pour t’inviter à venir. Je réalise alors que j’aime la vie. Que
j’adore la vie. On se le dit souvent avec Adri. On rigole souvent. On
saute dans le salon en dansant et on se dit qu’on aime la vie. Alors je
lui dis que j’ai envie de te faire goûter à ce truc, la vie. Ce truc où
on rigole, où on danse, ce truc où ça nous traverse et on est contents.
On sait qu’on saura te faire rigoler, qu’on te couvrira de bisous, on
sait qu’on dansera avec toi. Qu’on se moquera de tout ce qui veut se
prendre au sérieux, ton père a prévu de faire front commun avec toi pour
se moquer de moi. Pour me jouer des tours. J’ai déjà donné mon accord,
mais parce qu’on va lui faire des blagues aussi, toi et moi. Bref, elle
te répète tout ce que je viens de lui dire… Et elle me dit : « ok Diana,
maintenant, c’est soit Montmartre, soit la boîte de nuit, et en
général, quand le papa est un peu torché ça marche mieux, en tous cas
dans notre entourage, statistiquement, ça s’est avéré
être des conditions propices au début du travail… »
Je
n’aime pas spécialement monter les marches, par contre danser, ça c’est
mon truc. Je suis pas une pro des boites. Les concerts j’adore, mais les
boîtes, c’est pas trop ma came, mais je ne vais pas faire ma fine
bouche. On est samedi soir, on habite à coté de la rue Oberkampf, et les
concerts de la Bellvilloise sont complets, alors ce sera Nouveau Casino
a terme + 5. Mais comme ça n’ouvre qu’à minuit, on va boire des coups
en attendant l’heure dans un bar brésilien, juste à côté. Ca faisait
longtemps qu’on voulait faire la tournée des bars, mais y’avait eu la
grève, puis les confinements, puis la grossesse. Ce soir, à terme + 5,
je prends ma revanche. On fait la rue de la soif. Enfin, je dois
préciser. Je m’enivre à la musique et à la danse. Les percus
brésiliennes, la voix, la musique, la danse. Bon cocktail d’ocytocine.
Est-ce
que vous avez un projet de naissance ? Au cas où vous seriez transférés
aux Bluets ? Marjolaine a voulu faire une séance sur un possible
transfert. Je le fais pour lui faire plaisir, mais je suis certaine que
ce sera inutile. Mais elle insiste.
Un projet de naissance ? Bah
à part la naissance, enfin que notre fille naisse, je ne vois pas ce
que je pourrais avoir comme projet…
Est-ce qu’il y a quelque
chose que vous voudriez que l’on transmette à l’équipe des Bluets si
vous étiez transférés ? Qu’ils fassent quelque chose en particulier ?
Et là, je me dis que, si j’avais une équipe entière de blouses blanches
face à moi le jour j, ça me détendrait s’ils chantaient, comme dans une
chorale. S’ils arrivaient à faire de la polyphonie pendant que
j’accouche. Voilà, j’ai trouvé, c’est ça mon projet de naissance.
Marjolaine sourit. « Adri, c’est quelque chose que tu pourras dire à
l’équipe si vous êtes transférés ». Et Adri, ca t’arrive de prendre un
petit joint ? Ah non. C’est dommage. Prends un petit verre avant de
venir.
Ce soir, c’est Soirée House music. Ca va.
J’aime bien la house. Ca pulse. Je n’aime pas la musique binaire,
comme je crois les marches militaires... Je préfère les rythmes qui
secouent, qui galopent et qui dansent… comme dans le reggae, le calyspo,
et meme le zouk. La house, la typiquement, c’est une musique qui
rigole, je peux l’investir avec mon corps. Purée, je me sens comme la
reine du Dance floor. On est les premiers sur la piste. Et on n’a pas le
temps d’être timides, de se chauffer. On est déjà chauds. Je me
concentre. Pour l’ocytocine. Je me laisse caresser par la musique. Je me
fais rigoler à me voir être là. Je devrais être en train d’accoucher et
non, je suis en
boite. Nous sommes en boite ; Le téléphone
d’Adri, le jour de ta naissance est plein de selfies pris dans une boite
de nuit. Les gens viennent nous parler. « ça va ? mais vous êtes
enceinte de combien ? » « je dois accoucher demain ». « Quoi ? ».
Je
prends mon pied. Même avec mon centre de gravité complètement je ne
sais où, j’arrive à me sentir portée par la musique. Je me dis que ça
doit être cool pour toi aussi à l’intérieur. Ca doit te faire un effet «
vagues » comme à Aquaboulevard. Ou dans la mer. A 2 heures, on rentre à
la maison. Je m’endors. A cinq heures, je me réveille. « Merde, je
crois que j’ai mes règles ! » J’ai une douleur de règles. Je vais voir
aux toilettes si je ne saigne pas. Je ne fais pas le lien entre :
enceinte + douleur à terme = accouchement. Il doit y avoir quelque chose
tout de meme. Adri dort. Je n’ai pas envie d’appeler Marjolaine à une
heure pareille, alors j’appelle mon amie Sharmila, qui laisse son
téléphone allumé H24 depuis une semaine. « Sharmila, j’ai une douleur de
règles, mais j’ai pas mes règles, c’est très bizarre. » Oui, parce que
j’avais eu des contractions avant. De celles qui ne font pas mal. Donc
je m’étais dit « ce sera ça sauf que ça fera mal » mais « ça », la
douleur que j’avais imaginée, toute romantique, et « ça » ma douleur de
règles vénère, ça n’a pas grand-chose à voir… « c’est ça Diana, tu as
commencé le travail ». Et là, j’ai-je me sens sonnée, frappée par une
surprise. Comme si ce n’était pas ce qu’on attendait… depuis 5 ans… Bah
oui, mais quand on n’a fait qu’attendre, on s’habitue à attendre, et
dépasser l’attente, c’est appréhender une réalité qui est, à ce moment
là totalement hors de ma portée. Je suis en travail, et on est dans les
temps. Je ne serai pas déclenchée Yahoooo !! « Par contre c’est mieux si
tu préviens ta sage-femme Diana. » Elle a raison de me pointer les
évidences Sharmila. Elle me connait… je pourrais aller mettre une
serviette de règles et me dire que c’est fou, que je suis en train
d’accoucher, sans rien faire d’autre qu’avoir mal et prendre du
doliprane...
L'intégralité de ce texte (version très retravaillée) est paru dans le
recueil Calmement, Volume 5, avec 12 autres récits de naissance.
Il part sur scène (mise en scène par Marie Mosser) et sera visible à la Sorbonne Campus Nation - le 4 avril 2023.